Annales 2003
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BACCALAURÉAT GÉNÉRAL Session, 2003
ÉPREUVE ANTICIPÉE DE FRANÇAIS

SÉRIE L

Durée de l'épreuve : 4 heures Coefficient: 3

Objet d'étude Le Biographique

CORPUS :

Texte A : Colette : La Naissance du jour (1928) 
Texte B : Albert Cohen : Le Livre de ma mère (1954) 
Texte C : Romain Gary : La Promesse de l'aube (1960) 
Texte D : Charles Juliet : Lambeaux (1995)

Le candidat s'assurera qu'il est en possession du sujet correspondant à sa série.

 

Texte A Colette : La Naissance du jour (1928).

" Monsieur,
" Vous me demandez de venir passer une huitaine de jours chez vous, c'est-à-dire auprès de ma fille que j'adore. Vous qui vivez auprès d'elle, vous savez combien je la vois rarement, combien sa présence m'enchante, et je suis touchée que vous m'invitiez à venir la voir. Pourtant, je n'accepterai pas votre aimable invitation, du moins pas maintenant. Voici pourquoi: mon cactus rose va probablement fleurir ! C'est une plante très rare, que l'on m'a donnée, et qui, m'a-t-on dit, ne fleurit sous nos climats que tous les quatre ans. Or, je suis déjà une très vieille femme, et, si je m'absentais pendant que mon cactus rose va fleurir, je suis certaine de ne pas le voir refleurir une autre fois...
" Veuillez donc accepter, Monsieur, avec mon remerciement sincère, J'expression de mes sentiments distingués et de mon regret. "

Ce billet, signé " Sidonie Colette, née Landoy ", fut écrit par ma mère à l'un de mes maris, le second. L'année d'après, elle mourait, âgée de soixante-dix-sept ans.
Au cours des heures où je me sens inférieure à tout ce qui m'entoure, menacée par ma propre
médiocrité, effrayée de découvrir qu'un muscle perd sa vigueur, un désir sa force, une douleur la trempe affilée de son tranchant, je puis pourtant me redresser et me dire : " Je suis la fille de celle qui écrivit cette lettre, ? cette lettre et tant d'autres, que j'ai gardées. Celle-ci, en dix lignes, m'enseigne qu'à soixante-seize ans elle projetait et entreprenait des voyages, mais que l'éclosion possible, l'attente d'une fleur tropicale suspendait tout et faisait silence même dans son cœur destiné à l'amour. Je suis la fille d'une femme qui, dans un petit pays honteux, avare et resserré, ouvrit sa maison villageoise aux chats errants, aux chemineaux (1) et aux servantes enceintes. Je suis la fille d'une femme qui, vingt fois désespérée de manquer d'argent pour autrui, courut sous la neige fouettée de vent crier de porte en porte, chez des riches, qu'un enfant, près d'un âtre indigent (2), venait de naître sans langes, nu sur de défaillantes mains nues... Puissé-je n'oublier jamais que je suis la fille d'une telle femme qui penchait, tremblante, toutes ses rides éblouies entre les sabres d'un cactus sur une promesse de fleur, une telle femme qui ne cessa elle-même d'éclore, infatigablement, pendant trois quarts de siècle... "

(1) Chemineau : vagabond qui parcourt les chemins.
(2) Âtre indigent : dans un foyer misérable.

 

Texte B : Albert Cohen : Le Livre de ma mère, (1954)

Un jour, à Genève, lui ayant donné rendez-vous à cinq heures dans le square de l'Université, je n'arrivai, retenu par une blondeur, qu'à huit heures du soir. Elle ne me vit pas venir. Je la considérai, la honte au cœur, qui m'attendait patiemment, assise sur un banc, toute seule, dans le jour tombé et l'air refroidi, avec son pauvre manteau trop étroit et son chapeau affaissé sur le côté. Elle attendait là, depuis des heures, docilement, paisiblement, un peu somnolente, plus vieille d'être seule, résignée, habituée à mes retards, sans révolte en son humble attente, servante, pauvre sainte poire. Attendre son fils pendant trois heures, quoi de plus naturel et n'avait-il pas tous les droits ? Je le hais ce fils. Elle m'aperçut enfin et elle se remit à vivre, toute de moi dépendante. Je revois son sursaut de vitalité revenue, je la revois passant brusquement de l'hébétude (1) à la vie, rajeunie, brusquement passant de sa somnolence d'esclave ou de chien fidèle à un extrême intérêt à vivre. Elle ajusta son chapeau et ses traits, car elle tenait à me faire honneur. Et ensuite, Maman vieillissante, elle eut ses deux gestes (2) à elle, d'où lui étaient-ils venus et en quelle enfance avaient-ils été puisés ? Je les revois si bien, ses deux gestes gauches et ? poétiques quand, de loin, elle me voyait arriver. Le terrible des morts, c'est leurs gestes de vie dans notre mémoire. Car alors, ils vivent atrocement et nous n'y comprenons plus rien.

(1) État d'une personne abasourdie, sans réaction.
(2) Nous pouvons lire un peu plus loin : " Tes deux gestes sempiternels, chaque fois que tu me voyais arriver au rendez-vous. D'abord, les yeux éclairés de bonheur timide, tu me désignais inutilement de l'index, avec un ravissement plein de dignité, pour me montrer que tu m'avais vu, en réalité pour te donner une contenance. (...) Tu portais ta petite main à la commissure de ta lèvre, tandis que tu avançais vers moi, ton autre main en balancier, scandant ta marche pénible. "

 

Texte C : Romain Gary : La Promesse de l'aube (1960)

La mère du narrateur vient rendre visite à son fils, Romain, alors instructeur à l'École de l'Air de Salon de Provence. Cet épisode se déroule au début de la Seconde Guerre Mondiale: les forces militaires viennent d'être mobilisées.


Je l'ai vue descendre du taxi, devant la cantine, la canne à la main, une gauloise aux lèvres et, sous le regard goguenard des troufions (1), elle m'ouvrit ses bras d'un geste théâtral, attendant que son fils s'y jetât, selon la meilleure tradition.
J'allai vers elle avec désinvolture, roulant un peu les épaules, la casquette sur l'œil, les mains
dans les poches de cette veste de cuir qui avait tant fait pour le recrutement de jeunes gens dans l'aviation, irrité et embarrassé par cette irruption inadmissible d'une mère dans l'univers viril où je jouissais d'une réputation péniblement acquise de " dur ", de " vrai " et de " tatoué ".
Je l'embrassai avec toute la froideur amusée dont j'étais capable et tentai en vain de manœuvrer habilement derrière le taxi, afin de la dérober aux regards, mais elle fit simplement un pas en arrière, pour mieux m'admirer et, le visage radieux, les yeux émerveillés, une main sur le cœur, aspirant bruyamment l'air par le nez, ce qui était toujours, chez elle, un signe d'intense satisfaction, elle s'exclama, d'une voix que tout le monde entendit, et avec un fort accent russe (2) :
- Guynemer (3) ! Tu seras un second Guynemer! Tu verras, ta mère a toujours raison ! 
Je sentis le sang me brûler la figure, j'entendis les rires derrière mon dos, et, déjà, avec un geste menaçant de la canne vers la soldatesque hilare (4) étalée devant le café, elle proclamait, sur le mode inspiré :
- Tu seras un héros, tu seras général, Gabriele d'Annunzio (5) Ambassadeur de France ? tous ces voyous ne savent pas qui tu es !
Je crois que jamais un fils n'a haï sa mère autant que moi, à ce moment-là. Mais, alors que j'essayais de lui expliquer dans un murmure rageur qu'elle me compromettait irrémédiablement aux yeux de l'Armée de l'Air, et que je faisais un nouvel effort pour la pousser derrière le taxi, son visage prit une expression désemparée, ses lèvres s ' e mirent à trembler, et j'entendis une fois de plus la formule intolérable, devenue depuis longtemps classique dans nos rapports ? Alors, tu as honte de ta vieille mère ?
D'un seul coup, les oripeaux (6) de fausse virilité, de vanité, de dureté, dont je m'étais si laborieusement paré, tombèrent à mes pieds. J'entourai ses épaules de mon bras. (...)
Je n'entendais plus les rires, je ne voyais plus les regards moqueurs, j'entourais ses épaules de mon bras et je pensais à toutes les batailles que j'allais livrer pour elle, à la promesse que je m'étais faite, à l'aube de ma vie, de lui rendre justice, de donner un sens à son sacrifice et de revenir un jour à la maison, après avoir disputé victorieusement la possession du monde à ceux dont j'avais si bien appris à connaître, dès mes premiers pas, la puissance et la cruauté.

(1) Regard moqueur des jeunes soldats. 
(2) Romain Gary est né en Russie. 
(3) Célèbre aviateur français, héros de la Première Guerre Mondiale. 
(4) L'ensemble des soldats en train de rire. 
(5) Écrivain italien (1863?1938). 
(6) Apparence illusoire.

 

Texte D: Charles Juliet : Lambeaux, (1995)

Le récit autobiographique de Charles Juliet est rédigé à la 2ème personne du singulier. Dans cette partie de l'œuvre, le narrateur s'adresse à lui-même et évoque " ses mères " : sa véritable mère, disparue tragiquement, qu'il n'a pas connue, et celle qui l'a élevé.

Un jour, il te vint le désir d'entreprendre un récit où tu parlerais de tes deux mères

l'esseulée et la vaillante
l'étouffée et la valeureuse

la jetée-dans-la-fosse et la toute-donnée.
Leurs destins ne se sont jamais croisés, mais l'une par le vide créé, l'autre par son inlassable
présence, elles n'ont cessé de t'entourer, te protéger, te tenir dans l'orbe) de leur douce lumière.
Dire ce que tu leur dois. Entretenir leur mémoire. Leur exprimer ton amour. Montrer tout ce qui
d'elles est passé en toi.
Puis relater ton parcours, cette aventure de la quête de soi dans laquelle tu as été contraint de t'engager. Tenter d'élucider d'où t'est venu ce besoin d'écrire. Narrer les rencontres, faits et événements qui t'ont marqué en profondeur et ont plus tard alimenté tes écrits.
Ce récit aura pour titre Lambeaux. Mais après en avoir rédigé une vingtaine de pages, tu dois l'abandonner. Il remue en toi trop de choses pour que tu puisses le poursuivre. Si tu parviens un jour à le mener à terme, il sera la preuve que tu as réussi à t'affranchir de ton histoire, à gagner ton autonomie.
Ni l'une ni l'autre de tes deux mères n'a eu accès à la parole. Du moins à cette parole qui permet de se dire, se délivrer, se faire exister dans les mots. Parce que ces mêmes mots se refusaient à toi et que tu ne savais pas t'exprimer, tu as dû longuement lutter pour conquérir le langage. Et si tu as mené ce combat avec une telle obstination, il te plaît de penser que ce fut autant pour elles que pour toi.
Tu songes de temps à autre à Lambeaux. Tu as la vague idée qu'en l'écrivant, tu les tireras de la tombe. Leur donneras la parole. Formuleras ce qu'elles ont toujours tu.
Lorsqu'elles se lèvent en toi, que tu leur parles, tu vois s'avancer à leur suite la cohorte des bâillonnés, des mutiques (2) , des exilés des mots

ceux et celles qui ne se sont jamais remis de leur enfance
ceux et celles qui s'acharnent à se punir de n'avoir jamais été aimés
ceux et celles qui crèvent de se mépriser et se haïr
ceux et celles qui n'ont jamais pu parler parce qu'ils n'ont jamais été écoutés
ceux et celles qui ont été gravement humiliés et portent au flanc une plaie ouverte
ceux et celles qui étouffent de ces mots rentrés pourrissant dans leur gorge
ceux et celles qui n'ont jamais pu surmonter une fondamentale détresse.

(1) Le cercle.
(2) Qui gardent le silence.

ÉCRITURE

1 - Vous répondrez d'abord à la question suivante (4 points):
Vous présenterez, en les comparant, la particularité de chacune de ces figures maternelles.

II - Vous traiterez ensuite l'un de ces sujets au choix (16 points)

1 - Commentaire

Vous commenterez le texte de Colette (lignes 12 à 26), en excluant le billet en italiques. 

2 - Dissertation

Écrire son autobiographie apparaît souvent comme une nécessité pour l'écrivain. Dans quelle mesure peut-on dire qu'il s'agit d'une " seconde naissance ", selon la formule qu'utilise Charles Juliet à la fin de son oeuvre intitulée Lambeaux ? Vous vous appuierez sur les textes du corpus, les textes lus et étudiés, et vos lectures personnelles. 

3 - Invention

Vous rédigerez la préface que pourrait écrire un auteur pour justifier la place centrale accordée à la mère dans son projet autobiographique. Votre texte ne comportera pas moins de deux pages. Vous vous appuierez sur votre lecture des textes du corpus.

 

BACCALAURÉAT GÉNÉRAL Session 2003
ÉPREUVE ANTICIPÉE DE FRANÇAIS

SÉRIES ES-S

Durée de l'épreuve: 4 heures Coefficient: 2

Objet d'étude : Convaincre, persuader et délibérer.

CORPUS:

Texte A: Victor Hugo : Le Dernier Jour d'un condamné, XXVI, 1829 
Texte B : Victor Hugo : Les Châtiments, VII, 5, 1853 
Texte C : Albert Camus : Réflexions sur la guillotine, 1958

Le candidat s'assurera qu'il est en possession du sujet correspondant à sa série

 

Texte A: Victor Hugo : Le Dernier Jour d'un condamné, XXVI, 1829

Un homme incarcéré et condamné à mort pour des raisons inconnues du lecteur, attend son exécution.

Il est dix heures.
Ô ma pauvre petite fille! encore six heures; et je serai mort 1 Je serai quelque chose d'immonde qui traînera sur la table froide des amphithéâtres ; une tête qu'on moulera d'un côté, un tronc qu'on disséquera de l'autre ; puis de ce qu'il restera, on en mettra plein une bière(1), et le tout ira à Clamamart (2).
Voilà ce qu'ils vont faire de ton père, ces hommes dont aucun ne me hait, qui tous me plaignent et tous pourraient me sauver. Ils vont me tuer. Comprends-tu cela, Marie ? Me tuer de sang-froid, en cérémonie, pour le bien de la chose! Ah ! grand Dieu !
Pauvre petite ! ton père qui t'aimait tant, ton père qui baisait ton petit cou blanc et parfumé, qui passait la main sans cesse dans les boucles de tes cheveux comme sur de la soie, qui prenait ton joli visage rond dans sa main, qui te faisait sauter sur ses genoux, et le soir joignait tes deux petites mains pour prier Dieu !
Qui est-ce qui te fera tout cela maintenant ? Qui est-ce qui t'aimera ? Tous les enfants de ton âge auront des pères, excepté toi. Comment te déshabitueras-tu, mon enfant, du Jour de l'An, des étrennes, des beaux joujoux, des bonbons et des baisers? Comment te . déshabitueras-tu, malheureuse orpheline, de boire et de manger ?
Oh ! si ces jurés l'avaient vue, au moins, ma jolie petite Marie Ils auraient compris qu'il ne faut pas tuer le père d'un enfant de trois ans.
Et quand elle sera grande, si elle va jusque là, que deviendra-t-elle ? Son père sera un des souvenirs du Peuple de Paris. Elle rougira de moi et de mon nom; elle sera méprisée, repoussée, vile à cause de moi, de moi qui l'aime de toutes les tendresses de mon cœur. ô ma petite Marie bien-aimée ! Est-il bien vrai que tu auras honte et horreur de moi ?
Misérable ! quel crime j'ai commis, et quel crime je fais commettre à la société !

(1) Bière: cercueil. 
(2) Clamart: allusion au cimetière de Clamart, ville de la région parisienne.

 

Texte B : Victor Hugo, Les Châtiments, VII, 1853

Après le coup d'état du 2 décembre 1851, Louis Napoléon Bonaparte devient empereur le 2 décembre 1852 sous le nom de Napoléon lit. Victor Hugo, en exil à Bruxelles, a appris l'exécution publique de trois prisonniers politiques, Charlet, Cirasse et Cuisinier, guillotinés sur l'ordre de l'empereur Napoléon IIl. Il s'en prend violemment à ce dernier.

C'était en juin, j'étais à Bruxelle(l) ; on me dit : 
Savez-vous ce que fait maintenant ce bandit ? 
Et l'on me raconta le meurtre juridique, 
Charlet assassiné sur la place publique, 
Cirasse, cuisinier, tous ces infortunés 
Que cet homme au supplice a lui-même traînés
Et qu'il a de ses mains liés sur la bascule (2)
Ô sauveur, ô héros, vainqueur de crépuscule, 
César (3) !. Dieu fait sortir de terre les moissons,
La vigne, l'eau courante abreuvant les buissons, 
Les fruits vermeils, la rose où l'abeille butine, 
Les chênes, les lauriers ; et toi la guillotine. 
Prince qu'aucun de ceux qui lui donnent leur voix (4) 
Ne voudrait rencontrer le soir au coin un bois .
J'avais le front brûlant ; je sortis par la ville. 
Tout m'y parut plein d'ombre et de guerre civile ;
Les passants me semblaient des spectres effarés, 
Je m'enfuis dans les champs paisibles et dorés ; 
Ô contre?coups du crime au fond de l'âme humaine
La nature ne put me calmer. L'air, la plaine, 
Les fleurs, tout m'irritait ; je frémissais devant 
Ce monde où je sentais ce scélérat vivant. 
Sans pouvoir m'apaiser je fis plus d'une lieue. 
Le soir triste monta sous la coupole bleue ;
Linceul frissonnant, l'ombre autour de moi s'accrut; 
Tout à coup la nuit vint, et la lune apparut 
Sanglante, et dans les cieux, de deuil enveloppée, 
Je regardai rouler cette tête coupée.

(1) Licence poétique permettant l'absence du " s " final. 
(2) La bascule : désigne ici la guillotine. 
(3) César: désigne ici ironiquement l'empereur Napoléon III. 
(4) Allusion au plébiscite organisé par Napoléon III pour légitimer son coup d'état.

 

Texte C : Albert Camus, Réflexions sur la guillotine, 1958

Le châtiment qui sanctionne sans prévenir(1), s'appelle en effet la vengeance. C'est une réponse (2)
quasi arithmétique que fait la société à celui qui enfreint sa loi primordiale . Cette réponse est aussi vieille que l'homme: elle s'appelle le talion. Qui m'a fait mal doit avoir mal ; qui m'a crevé un oeil doit devenir borgne ; qui a tué enfin doit mourir. Il s'agit d'un sentiment, et particulièrement violent, non d'un principe. Le talion est de l'ordre de la nature et de l'instinct, il n'est pas de l'ordre de la loi. La loi, par définition, ne peut obéir aux mêmes règles que la nature. Si le meurtre est dans la nature de l'homme, la loi n'est pas faite pour imiter ou reproduire cette nature. Elle est faite pour la corriger. Or le talion se borne à ratifier et à donner force de loi à un pur mouvement de nature. Nous avons tous connu ce mouvement, souvent pour notre honte, et nous connaissons sa puissance : il nous vient des forêts primitives. [ ... ] Nous définissons encore la justice selon les règles d'une arithmétique grossière. Peut-on dire du moins que cette arithmétique est exacte et que la justice, même élémentaire, même limitée à la vengeance légale, est sauvegardée par la peine de mort ? Il faut répondre que non.
Laissons de côté le fait que la loi du talion est inapplicable et qu'il paraîtrait aussi excessif de punir l'incendiaire en mettant le feu à sa maison qu'insuffisant de châtier le voleur en prélevant sur son compte en banque une somme équivalente à son vol. Admettons qu'il soit juste et nécessaire de compenser le meurtre de la victime par la mort du meurtrier. Mais l'exécution capitale n'est pas simplement la mort. Elle est aussi différente, en son essence(3), de la privation de vie, que le camp de concentration l'est de la prison. Elle est un meurtre, sans doute, 'et qui paye arithmétiquement le meurtre commis. Mais elle ajoute à la mort un règlement, une préméditation publique et connue de la future victime, une organisation, enfin, qui est par elle-même une source de souffrances morales plus terribles que la mort. Il n'y a donc pas équivalence. Beaucoup de législations considèrent comme plus grave le crime prémédité que le crime de pure violence. Mais qu'est-ce donc que l'exécution capitale, sinon le plus prémédité des meurtres auquel aucun forfait de criminel, si calculé soit-il, ne peut être comparé ? Pour qu'il y ait équivalence, il faudrait que la peine de mort châtiât un criminel qui aurait averti sa victime de l'époque où il lui donnerait une mort horrible et qui, à partir de cet instant, l'aurait séquestrée à merci pendant des mois. Un tel monstre ne se rencontre pas dans le privé.

(1) Prévenir : agir de manière préventive. 
(2) Loi primordiale : Camus fait référence au commandement " Tu ne tueras point. "
(3) Essence : nature profonde.

 

ÉCRITURE

1 : Vous répondrez d'abord à la question suivante (4 points) :

Vous direz en quoi ces trois textes mettent en oeuvre une stratégie argumentative différente. Votre réponse n'excédera pas 30 lignes.

Il : Vous traiterez ensuite l'un de ces sujets au choix (16 points)

1 : Commentaire :

Vous commenterez le texte extrait des Châtiments de Victor Hugo (texte B).

2 : Dissertation :

En vous appuyant sur le corpus proposé, sur les oeuvres que vous avez étudiées au cours de l'année, ainsi que sur vos lectures et votre culture personnelles, vous vous demanderez quel rôle la littérature peut avoir dans les débats d'idées.

3 : Invention :

A l'âge adulte, Marie, la fille du condamné (texte A), écrit une lettre au président du tribunal qui a prononcé la sentence contre son père. En variant les arguments et les registres, elle dénonce la peine capitale. Vous rédigerez cette lettre ; vous la signerez du seul nom de Marie. Cette lettre comportera un minimum de deux pages.

 

BACCALAUREAT TECHNOLOGIQUE 

- Session 2003 

ÉPREUVE ANTICIPÉE DE FRANÇAIS
TOUTES SÉRIES
Durée de l'épreuve : 4 heures Coefficient: 2

Le candidat lira le corpus, traitera les deux questions, puis choisira l'un des trois travaux d'écriture. Toutes les réponses doivent être rédigées et organisées.

Objet d'étude : Le biographique 

Textes

A - Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, Livre 11, 1782. 
B - François-René de Chateaubriand, Mémoires d'Outre-Tombe, Livre XV, chapitre VII, 1849-1850.
C - François Mauriac, Commencements d'une vie, 1932. 
D - André Gide, Journal, 1939?1949.

 

Texte A - Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions.

Jean-Jacques Rousseau vient d'avouer qu'il a accusé une jeune servante du vol d'un ruban qu'il a lui-même dérobé.

Ce souvenir cruel me trouble quelquefois, et me bouleverse au point de voir dans mes insomnies cette pauvre fille venir me reprocher mon crime, comme s'il n'était commis que d'hier. Tant que j'ai vécu tranquille, il m'a moins tourmenté; mais au milieu d'une vie orageuse il m'ôte la plus douce consolation des innocents persécutés : il me fait bien sentir ce que je crois avoir dit dans quelque ouvrage, que le remords s'endort durant un destin prospère, et s'aigrit (1) dans l'adversité. Cependant je n'ai jamais pu prendre sur moi de décharger mon cœur de cet aveu dans le sein d'un ami. La plus étroite intimité ne me l'a jamais fait faire à personne, pas même à Mme de Warens. Tout ce que j'ai pu faire a été d'avouer que j'avais à me reprocher une action atroce, mais jamais je n'ai dit en quoi elle consistait. Ce poids est donc resté jusqu'à ce jour sans allègement sur ma conscience, et je puis dire que le désir de m'en délivrer en quelque sorte a beaucoup contribué à la résolution que j'ai prise d'écrire mes confessions.
J'ai procédé rondement dans celle que je viens de faire, et l'on ne trouvera sûrement pas que j'aie ici pallié (2) la noirceur de mon forfait. Mais je ne remplirais pas le but de ce livre, si je n'exposais en même temps mes dispositions intérieures, et que je craignisse de m'excuser en ce qui est conforme à la vérité. Jamais la méchanceté ne fut plus loin de moi que dans ce cruel moment, et lorsque je chargeai cette malheureuse fille, il est bizarre, mais il est vrai que mon amitié pour elle en fut la cause. Elle était présente à ma pensée, je m'excusai sur le premier objet qui s'offrit. Je l'accusai d'avoir fait ce que je voulais faire, et de m'avoir donné le ruban, parce que mon intention était de le lui donner.

(1) s'aigrit : devient amer et irritable.
(2) pallié: voilé, amoindri.

 

Texte B - François-René de Chateaubriand, Mémoires d'Outre-Tombe.

Dans une lettre, reproduite au chapitre VII des Mémoires d'Outre-tombe, François-René de Chateaubriand présente son projet d'écriture.

Mon seul bonheur est d'attraper quelques heures, pendant lesquelles je m'occupe d'un ouvrage qui peut seul apporter de l'adoucissement à mes peines : ce sont les Mémoires de ma vie. Rome y entrera: ce n'est que comme cela que je puis désormais parler de Rome. Soyez tranquille, ce ne seront point des confessions pénibles pour mes amis : si je suis quelque chose dans l'avenir, mes amis y auront un nom aussi beau que respectable. Je n'entretiendrai pas non plus la postérité du détail de mes faiblesses ; je ne dirai de moi que ce qui est convenable à ma dignité d'homme et, j'ose le dire, à l'élévation de mon cœur. Il ne faut présenter au monde que ce qui est beau, ce n'est pas mentir à Dieu que de ne découvrir de sa vie que ce qui peut porter nos pareils à des sentiments nobles et généreux. Ce n'est pas, qu'au fond, j'aie rien à cacher, je n'ai ni fait chasser une servante pour un ruban volé, ni abandonné mon ami mourant dans une rue, ni déshonoré la femme qui m'a recueilli, ni mis mes bâtards aux Enfants-Trouvés (1), mais j'ai eu mes faiblesses, mes abattements de cœur; un gémissement sur moi suffira pour faire comprendre au monde ces misères communes, faites pour être laissées derrière le voile. Que gagnerait la société à la reproduction de ces plaies que l'on retrouve partout ? On ne manque pas d'exemples, quand on veut triompher de la pauvre nature humaine.

(1) Enfants-Trouvés : François-René de Chateaubriand fait ici allusion à Jean-Jacques Rousseau.

Texte C - François Mauriac, Commencements d'une vie.

Dans tous mes plaisirs, le plus cher me venait de ce cœur mélancolique justement, que dans mes souvenirs je me suis plu à monter en épingle (1). Je me rappelle mon émerveillement lorsque, à seize ans, je découvris dans l'Homme libre, de Barrès (2) , la mirobolante formule : "sentir le plus possible en s'analysant le plus possible". Cela me jeta dans des transport (3). C'était ce que je faisais depuis l'âge de raison. Un enfant jouait à être solitaire et méconnu ; et c'est le plus passionnant des jeux... Peut-être parce qu'un instinct l'avertit qu'il y a là beaucoup plus qu'un jeu : une préparation, un exercice pour devenir homme de lettres. Aimer à se regarder souffrir, signe évident de vocation ; mais il faut commencer par souffrir et je me souviens que je faisais flèche de tout bois... 
Attention ! me voilà sur une piste qui, si je l'avais suivie, m'aurait fait découvrir un enfant encore plus étranger à moi-même que celui dont j'ai naguère tenté de reproduire les traits.
Est-ce à dire que les souvenirs d'un auteur nous égarent toujours sur son compte ? Bien loin de là : le tout est de savoir les lire. C'est ce qui y transparaît de lui-même malgré lui qui nous éclaire sur un écrivain. Les véritables visages de Rousseau, de Chateaubriand, de Gide se dessinent peu à peu dans le filigrane (4)de leurs confessions et mémoires. Tout ce qu'ils escamotent (même si c'est le bien), tout ce sur quoi ils appuient (même si c'est le mal) nous aide à retrouver les traits qu'ils ont mis parfois, beaucoup de soin à brouiller.
Surtout, gardons-nous de croire qu'un auteur retouche ses souvenirs avec l'intention délibérée de nous tromper. Au vrai, il obéit à une nécessité : il faut bien qu'il immobilise, qu'il fixe cette vie passée qui fut mouvante. Tel sentiment, telle passion qu'il éprouva, mais qui furent, dans la réalité, mêlés à beaucoup d'autres, imbriqués dans un ensemble il faut bien qu'il les isole, qu'il les délimite, qu'il leur impose des contours, sans tenir compte de leur durée, de leur évolution insaisissable. C'est malgré lui qu'il découpe, dans son passé fourmillant, ces figures aussi arbitraires que les constellations dont nous avons peuplé la nuit.
Il ne faut pas non plus faire grief à un auteur de ce que ses mémoires sont, le plus souvent, une justification de sa vie. Même sans l'avoir voulu au départ, nous finissons o toujours par nous justifier ; nous sommes toujours à la barre (5) , dès que nous parlons de nous, ? même si nous ne savons plus devant qui nous plaidons.

(1) monter en épingle : mettre en évidence.
(2) Barrès : écrivain français 1862-1923.
(3) transports : mouvements d'enthousiasme.
(4) dans le filigrane : entre les lignes.
(5) à la barre : en position de défenseurs d'une cause.

D - André Gide, Journal

Roger Martin du Gard, à qui je donne à lire ces Mémoires, leur reproche de ne jamais dire assez, et de laisser le lecteur sur sa soif. Mon intention pourtant a toujours été de tout dire. Mais il est un degré dans la confidence que l'on ne peut dépasser sans artifice, sans se forcer; et je cherche surtout le naturel. Sans doute un besoin de mon esprit m'amène, pour tracer plus purement chaque trait, à simplifier tout à l'excès ; on ne dessine pas sans choisir; mais le plus gênant c'est de devoir présenter comme successifs des états de simultanéité confuse. Je suis un être de dialogue ; tout en moi combat et se contredit. Les Mémoires ne sont jamais qu'à demi sincères, si grand que soit le souci de vérité ; tout est toujours plus compliqué qu'on ne le dit. Peut-être même approche-t-on de plus près la vérité dans le roman.

ÉCRITURE

I. Vous répondrez d'abord aux deux questions suivantes (6 points):

1. Pourquoi peut-on dire que le texte de Mauriac éclaire les autres extraits ? (3 points)
2. Quel est le but poursuivi par chacun des auteurs ? (3 points)

Il. Vous traiterez ensuite un de ces trois sujets (14 points)

1. Commentaire

Vous commenterez l'extrait des Confessions de Rousseau à partir du parcours de lecture suivant :
? montrer comment Rousseau rend sensible la force de ses remords,
? expliquer en quoi l'extrait nous éclaire sur les motivations de son auteur à écrire son autobiographie.

2. Dissertation

" Est-ce à dire que les souvenirs d'un auteur nous égarent toujours sur son compte ? "(texte. C, ligne 13). Cette réaction de Mauriac conduit à s'interroger sur la part de vérité contenue dans un journal, une autobiographie ou des mémoires... Vous vous appuierez, pour traiter cette question, sur les textes du corpus ainsi que sur vos lectures personnelles et les oeuvres étudiées au cours de l'année.

3. Invention

Vous rédigerez à la première personne une introduction à la lecture des textes du corpus destinée à montrer au lecteur les difficultés et l'intérêt de l'écriture autobiographique.
Vous éviterez de traiter les textes séparément.

 

Baccalauréat général - session 2003
Série littéraire

Epreuve de Littérature

Durée : 2 heures

Le candidat traitera l'un des deux sujets qui lui sont proposés intégralement. Pour le sujet choisi, il traitera dans l'ordre qui lui plaira les deux questions. La réponse à des questions portant sur deux oeuvres différentes n'est pas autorisée.

Premier sujet

Domaine : Littérature et débat d'idées

DIDEROT : Supplément au Voyage de Bougainville "l'homme, nature et société"

Question 1 (10 points)

"Toujours les femmes : on ne saurait faire un pas sans les rencontrer à travers son chemin." Peut-on lire le Supplément au Voyage de Bougainville comme une découverte de l'univers féminin ?

Question 2 (10 points)

Quel regard Diderot porte-t-il sur l'utopie tahitienne dans le Supplément au Voyage de Bougainville ?

 

Deuxième sujet

Domaine : littérature contemporaine, Oeuvres étrangères (en traduction) 

Primo LEVI : Si c'est un homme

Question 1 (10 points)

A la fin du chapitre "L'examen de chimie", Primo Levi écrit : "Sans haine et sans sarcasme, Alex s'essuie la paume et le dos de la main sur mon épaule pour se nettoyer ; et il serait tout surpris, Alex, la brute innocente, si quelqu'un venait lui dire que c'est sur un tel acte qu'aujourd'hui je le juge, lui et Panwitz et tous ses nombreux semblables, grands et petits, à Auschwitz et partout ailleurs." Vous vous interrogerez sur le statut particulier de cette phrase dans Si c'est un homme.

Question 2 (10 points)

La réaction du Pikolo dans le chapitre "Le Chant d'Ulysse" : "il a senti que ces paroles le concernent, qu'elles concernent tous les hommes qui souffrent et nous en particulier", entre-t-elle en résonance avec votre lecture personnelle de Si c'est un homme ?

 


Dernière modification le 14/09/2006
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