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" Mais au lieu d’écrire
des bêtises ", cria-t-elle en se tournant d’un air
soudainement impétueux et grave vers Andrée et Rosemonde,
" il faut que je vous montre la lettre que Gisèle m’a
écrite ce matin. Je suis folle, je l’ai dans la poche, et dire que
cela peut nous être si utile ! " Gisèle avait cru
devoir adresser à son amie, afin qu’elle la communiquât aux autres,
la composition qu’elle avait faite pour son certificat d’études.
Les craintes d’Albertine sur la difficulté des sujets proposés
avaient encore été dépassées par les deux entre lesquels Gisèle
avait eu à opter. L’un était " Sophocle écrit des Enfers
à Racine pour le consoler de l’insuccès d’Athalie " ;
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l’autre
" Vous supposerez qu’après la première
représentation d’Esther, Mme de Sévigné écrit à Mme
de La Fayette pour lui dire combien elle a regretté son
absence. " Or Gisèle, par un excès de zèle qui avait
dû toucher les examinateurs, avait choisi le premier, le plus
difficile de ces deux sujets, et l’avait traité si
remarquablement qu’elle avait eu quatorze et avait été
félicitée par le jury. Elle aurait obtenu la mention
" très bien " si elle n’avait
" séché " dans son examen d’espagnol. La
composition dont Gisèle avait envoyé la copie à Albertine nous
fut immédiatement lue par celle-ci, car devant elle-même passer
le même examen, elle désirait beaucoup avoir l’avis d’Andrée,
beaucoup plus forte qu’elles toutes et qui pouvait lui donner de
bons tuyaux. " Elle en a une veine, dit Albertine. C’est
justement un sujet que lui avait fait piocher ici sa maîtresse de
français. " La lettre de Sophocle à Racine, rédigée
par Gisèle, commençait ainsi : " Mon cher
ami, excusez-moi de vous écrire sans avoir l’honneur d’être
personnellement connu de vous, mais votre nouvelle tragédie d’Athalie
ne montre-t-elle pas que vous avez parfaitement étudié mes
modestes ouvrages ? Vous n’avez pas mis de vers que dans la
bouche des protagonistes, ou personnages principaux du drame, mais
vous en avez écrit, et de charmants, permettez-moi de vous le
dire sans cajolerie, pour les chœurs qui ne faisaient pas trop
mal, à ce qu’on dit, dans la tragédie grecque, mais qui sont
en France une véritable nouveauté. De plus, votre talent, si
délié, si fignolé, si charmeur, si fin, si délicat, a atteint
à une énergie dont je vous félicite. Athalie, Joad , voilà des
personnages que votre rival Corneille, n’eût pas su mieux
charpenter. Les caractères sont virils, l’intrigue est simple
et forte. Voilà une tragédie dont l’amour n’est pas le
ressort et je vous en fais mes compliments les plus sincères. Les
préceptes les plus fameux ne sont pas toujours les plus vrais. Je
vous citerai comme exemple :
De
cette passion la sensible peinture
Est pour aller au cœur la route la plus sûre.
Vous
avez montré que le sentiment religieux dont débordent vos chœurs
n’est pas moins capable d’attendrir. Le grand public a pu
être dérouté, mais les vrais connaisseurs vous rendent justice.
J’ai tenu à vous envoyer toutes mes congratulations auxquelles
je joins, mon cher confrère, l’expression de mes sentiments les
plus distingués. "
Les yeux d’Albertine n’avaient cessé d’étinceler pendant
qu’elle faisait cette lecture : " C’est à
croire qu’elle a copié cela, s’écria-t-elle quand elle eut
fini. Jamais je n’aurais cru Gisèle capable de pondre un devoir
pareil. Et ces vers qu’elle cite ! Où a-t-elle pu aller
chiper ça ? " L’admiration d’Albertine,
changeant il est vrai d’objet, mais encore accrue, ne cessa pas,
ainsi que l’application la plus soutenue, de lui faire
" sortir les yeux de la tête " tout le temps
qu’Andrée, consultée comme plus grande et comme plus calée, d’abord
parla du devoir de Gisèle avec une certaine ironie, puis, avec un
air de légèreté qui dissimulait mal un sérieux véritable,
refit à sa façon la même lettre. " Ce n’est pas
mal, dit-elle à Albertine, mais si j’étais toi et qu’on me
donne le même sujet, ce qui peut arriver, car on le donne très
souvent, je ne ferais pas comme cela. Voilà comment je m’y
prendrais. D’abord, si j’avais été Gisèle, je ne me serais
pas laissée emballer et j’aurais commencé par écrire sur une
feuille à part mon plan. En première ligne, la position de la
question et l’exposition du sujet ; puis les idées
générales à faire entrer dans le développement. Enfin l’appréciation,
le style, la conclusion. Comme cela, en s’inspirant d’un
sommaire, on sait où on va. Dès l’exposition du sujet ou si tu
aimes mieux, Titine, puisque c’est une lettre, dès l’entrée
en matière, Gisèle a gaffé. Ecrivant à un homme du XVIIe
siècle, Sophocle ne devrait pas écrire : mon cher ami. –
Elle aurait dû, en effet, lui faire dire : mon cher Racine,
s’écria fougueusement Albertine. Ç’aurait été bien mieux.
– Non, répondit Andrée sur un ton un peu persifleur, elle
aurait dû mettre : " Monsieur ". De
même, pour finir elle aurait dû trouver quelque chose
comme : " Souffrez, Monsieur (tout au plus, cher
Monsieur), que je vous dise ici les sentiments d’estime avec
lesquels j’ai l’honneur d’être votre serviteur. "
D’autre part, Gisèle dit que les chœurs sont dans Athalie une
nouveauté. Elle oublie Esther, et deux tragédies peu
connues, mais ont été précisément analysées cette année par
le professeur, de sorte que rien qu’en les citant, comme c’est
son dada, on est sûre d’être reçue. Ce sont Les Juives
de Robert Garnier et l’Aman de Montchrestien. "
Andrée cita ces deux titres sans parvenir à cacher un sentiment
de bienveillante supériorité qui s’exprima dans un sourire,
assez gracieux d’ailleurs. Albertine n’y tint plus :
" Andrée, tu es renversante, s’écria-t-elle. Tu vas
m’écrire ces deux titres-là. Crois-tu ? Quelle chance si
je passais là-dessus, même à l’oral, je les citerais
aussitôt et je ferais un effet bœuf. " Mais dans la
suite, chaque fois qu’Albertine demanda à Andrée de lui redire
les noms des deux pièces pour qu’elle les inscrivît, l’amie
si savante prétendit les avoir oubliés et ne les lui rappela
jamais. " Ensuite ", reprit Andrée sur un ton
d’imperceptible dédain à l’égard de camarades plus
puériles, mais heureuse pourtant de se faire admirer et attachant
à la manière dont elle aurait fait sa composition plus d’importance
qu’elle ne voulait le laisser voir, " Sophocle aux
Enfers doit être bien informé. Il doit donc savoir que ce n’est
pas devant le grand public, mais devant le Roi-Soleil et quelques
courtisans privilégiés que fut représentée Athalie. Ce
que Gisèle dit à ce propos de l’estime des connaisseurs n’est
pas mal du tout, mais pourrait être complété. Sophocle, devenu
immortel, peut très bien avoir le don de la prophétie et
annoncer que selon Voltaire Athalie ne sera pas seulement
" le chef-d’œuvre de Racine, mais celui de l’esprit
humain ". " Albertine buvait toutes ces
paroles. Ses prunelles étaient en feu. Et c’est avec l’indignation
la plus profonde qu’elle repoussa la proposition de Rosemonde de
se mettre à jouer. " Enfin ", dit Andrée du
même ton détaché, désinvolte, un peu railleur et assez
ardemment convaincu, " si Gisèle avait posément noté
d’abord les idées générales qu’avait à développer, elle
aurait peut-être pensé à ce que j’aurais fait, moi, montrer
la différence qu’il y a dans l’inspiration religieuse des chœurs
de Sophocle et de ceux de Racine. J’aurais fait faire par
Sophocle la remarque que si les chœurs de Racine sont empreints
de sentiments religieux comme ceux de la tragédie grecque,
pourtant il ne s’agit pas des mêmes dieux. Celui de Joad n’a
rien à voir avec celui de Sophocle. Et cela amène tout
naturellement, après la fin du développement, la
conclusion : " Qu’importe que les croyances
soient différentes ? " Sophocle se ferait un
scrupule d’insister là-dessus. Il craindrait de blesser les
convictions de Racine et glissant à ce propos quelques mots sur
ses maîtres de Port-Royal, il préfère féliciter son émule de
l’élévation de son génie poétique. "
L’admiration et l’attention avaient donné si chaud à
Albertine qu’elle suait à grosses gouttes. Andrée gardait le
flegme souriant d’un dandy femelle. " Il ne serait pas
mauvais non plus de citer quelques jugements de critiques
célèbres ", dit-elle avant qu’on se remît à jouer.
" Oui, répondit Albertine, on m’a dit cela. Les plus
recommandables en général, n’est-ce pas, sont les jugements de
Sainte-Beuve et de Merlet ? – Tu ne te trompes pas
absolument ", répliqua Andrée qui se refusa d’ailleurs
à lui écrire les deux autres noms malgré les supplications d’Albertine,
" Merlet et Sainte-Beuve ne font pas mal. Mais il faut
surtout citer Deltour et Gasc-Desfossés. "
Marcel
Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs.
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