Concours général 1985
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La copie du Premier prix de français au Concours général 1985

Publié dans " Le Monde " du dimanche 25-lundi 26 août 1985 précédé de l’avertissement suivant : " Nous publions la copie qui a obtenu le premier prix à l’épreuve de composition française du concours général, dont le sujet était : " Que veut-on dire lorsque l’on parle du " style " d’un auteur ? " Le lauréat […] est élève de première scientifique au lycée Bellevue de Toulouse. Il a également obtenu le premier prix d’espagnol du concours général et a de très bons résultats en mathématiques. Comme nous l’indiquions dans le portrait de lui que nous avons publié dans le Monde daté 9-10 juin, X a suivi les cours du Centre national d’enseignement par correspondance [aujourd’hui CNED] pendant la période de scolarité correspondant au collège, parce qu’il " n’avait plus envie de fréquenter le milieu scolaire traditionnel ". 

J’ai disloqué ce grand niais d’alexandrin ". Ce vers de Victor Hugo, considéré, à juste titre, comme un des plus grands stylistes de la langue français, illustre admirablement à quel point les problèmes de métrique, de versification et, au-delà, de " style " préoccupaient les mouvements littéraires du dix-neuvième siècle. Inconsciemment, le style est ressenti, en effet, comme un problème lié à la technique littéraire - un grand écrivain étant, pour la majorité des lecteurs, un homme " qui a du style ". Parler du style de Victor Hugo, de Lautréamont, devient alors une sorte de reconstitution, qui consiste à apprécier, à savourer, des " effets de style ", in abstracto, comme l’on apprécierait la qualité d’un beau raisonnement logique.
Le style est, cependant, bien plus qu’une algèbre impersonnelle. Il est, avant tout, l’expression d’un homme qui écrit, et souffre parfois pour atteindre ses buts : et cette souffrance, loin d’être limitée à la personne même de l’auteur, naît de ce constat désespérant : la recherche d’un dépassement de soi, d’une communion avec les autres, ceux qui lisent, est impossible. Le je écrivant cherche, par le style, à atteindre ce vous informe qu’est la masse des lecteurs, mais n’y parvient pas. Ou plutôt, il n’y parvient qu’à travers le non-dit qui, ignoré pourtant, semble s’imposer comme l’essence même du style.
Une confusion courante au sujet du style est celle qui consiste à confondre le style, l’écriture, l’œuvre - et même l’auteur. Expliquer une œuvre, est-ce critiquer (au sens étymologique de " juger ") le style de l’auteur qui l’a créée ? Il semblerait que non. L’œuvre est un concept très large qui dépasse largement les considérations stylistiques. Une critique uniquement fondée sur les règles du " bon goût ", la critique d’un Laharpe ou d’un Vaugelas, par exemple, paraît ne considérer que la " façade extérieure " de l’écrit - celle du style entendu en tant qu’algèbre. La critique du dix-neuvième chercha, avec raison, à démythifier le phénomène du style, en le replaçant dans son contexte humain, en essayant de montrer les liens entre l’homme et l’œuvre, comme le préconisait Sainte-Beuve. Par la suite, la critique thématique, qui dut beaucoup à Bachelard, puis l’herméneutique (du grec hermèneuô : interpréter), qui consiste à ressentir, tel l’écrivain, les processus de la création, contribuèrent à éclairer le problème du style.
Le style n’est pas l’œuvre ni l’auteur, c’est la voix d’un héraut. Qu’est-ce qu’un auteur, en effet, sinon un héraut qui proclame son originalité, son moi, par l’intermédiaire de la chose écrite ? " Je suis moi-même la matière de mon livre "… " Tout homme porte en lui-même la forme entière de l’humaine condition ", disait Montaigne dans ses Essais. Le grand écrivain avait su percevoir la réalité profonde de la littérature : l’écrivain , porteur des influences que le monde lui transmet, ne fait que se raconter lui-même - et l’instrument plus ou moins conscient de cette confession est le style. Rimbaud, dans son Bateau ivre, figurait en fait ses propres désirs et transcrivait une partie de sa propre histoire. Le style, ici - ou plutôt les effets stylistiques, - les images, l’explosion finale " O que ma quille éclate !  ", sont autant de transsubstantiation du je en mots.
Le style consiste à employer le pouvoir des mots dans toute sa démesure : l’écrivain tente de ne pas s’oublier lui-même en se donnant les preuves de son originalité littéraire. Le Parnasse, l’art pour l’art, n’est autre qu’une proclamation de cette force que le poète détient en lui : le style.
Style et engagement sont-ils inséparables ? Peut-être, en un sens. On dira qu’il existe un " style engagé ", celui de Sartre, d’Aragon, dans Les Communistes… En fait, l’engagement profond, celui qui ne dépend jamais de l’objet visé par l’écrivain, mais de l’écrivain lui-même, en tant que sujet, se situe au niveau de son attitude face aux mots. Comme le souligne Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ?, l’écrivain engagé se sert des mots comme d’un outil dans la seule fin de créer chez les autres des réactions. Le poète, au contraire, sert les mots puisqu’il les considère avant tout comme des objets poétiques. Le problème du style déborde donc celui de la forme. Il participe de ces implications mystérieuses qui forment la structure de l’énonciation, de la position de l’écrivain face à ses propres structures intellectuelles et linguistiques. Mieux : il révèle, comme le disait Roland Barthes, dans Le Degré zéro de l’écriture, une équation entre la structure charnelle de l’auteur et son intention littéraire.
Le langage n’est pas un ensemble de mots neutres et dénués de pièges secrets. Son utilisation, non plus, n’est jamais innocente : elle révèle toujours la " transmutation d’une humeur ". Le choix des mots est affectif : il dépend de la perception que nous nous faisons d’eux ; mais, en même temps, il ne peut avoir de but - donc exister, puisque tout choix se définit par rapport à un but donné - que dans la perspective d’une production ordonnée de sens qui serait alors la reconstruction du monde intérieur de l’écrivain, et que nous appelons le style.
Mallarmé est l’exemple de cette dualité : un vision sceptique et désabusée du monde (" _La chair est triste hélas ! et j’ai lu tous les livres ", Brise Marine).
Le style se veut un acte de communication, indépendant du sens lexical des mots, mais il est en butte à la dureté d’écrire. " Ecrire, c’est l’enfer ", comme l’avouait Marguerite Duras dans ses interview télévisée. Car l’écrivain n’est pas libre, sauf s’il décide de s’affranchir. Les structures de la langue, comme le dit Barthes dans sa leçon inaugurale au Collège de France, ne sont ni réactionnaires ni progressistes, mais " fascistes ", au sens où elles contraignent celui qui les emploie.
L’écrivain " classique " est ainsi entouré d’un réseau de contraintes incontournables. Le passé simple, la troisième personne, sont autant de codification élevées contre l’effort désespéré du " moi écrivant ". On objectera que les surréalistes avec leur " écriture automatique " - consacrée par la parution des Champs magnétiques écrits par Ph. Soupault et A. Breton - ou que l’Ulysse de Joyce, avec son incommensurable variété d’écrits, qui vont de la page de musique à l’ancien anglais, ont pu donner de sérieux coups de semonce à l’univers poétique traditionnel.
Mais, fondamentalement, l’écrivain reste toujours prisonnier ; lorsqu’il tente de se libérer, sa libération elle-même devient bientôt un emprisonnement. Le surréalisme est, hélas ! devenu assez vite un dogme ; la folie, ou plutôt l’ivresse du style, pour trouver dans sa nature même la satisfaction grisante du " nouveau " dont rêvait Baudelaire dans Le Voyage devait aller toujours plus loin, sans pour autant réfléchir à ce qui constitue le malaise d’écrire.
Le style, pour être instrument de communication, devrait posséder l’universalité propre à tout échange de sens qui se veut sans équivoque. Or force est de constater que le style d’un auteur n’est pas une notion philosophique à prendre in abstracto. Il se définit, au contraire, relativement à l’intention de l’auteur - qui le perçoit, le " lit ", - et dont dépend nos réactions propres. La lecture critique, en s’attachant au style, le déforme ; elle lui applique des considérations extérieures, culturelles ou esthétiques, qui, loin de faciliter la communication, l’entravent au contraire, en dénaturant parfois jusqu’à la pensée même de l’auteur.
Le style, pour être compris dans son intégrité, doit être étudié avec toutes les forces cachées, inexprimées et inexprimables qui forment le non-dit. Le style, perçu en tant que tel, paraît alors comme extérieur au langage. Sa puissance vient, précisément, de ce dépassement.
Considérons un exemple révélateur de non-dit : le rythme. Cette réalité stylistique, mais aussi musicale ou picturale, a souvent été méconnue, et rabaissée au niveau de balancement métrique. Pourtant le rythme, dans la philosophie ionienne, c’était le rhuthmos, une " forme fluante ", comme le montre Benvéniste dans son analyse Problèmes de linguistique générale. Le sens courant n’est apparu qu’avec Platon. Si l’on reprend donc les présocratiques, comme le montre Meschonnic (Critique du rythme), on peut avancer l’hypothèse selon laquelle le rythme est une " forme changeante " du sujet parlant. Le rythme est ce sujet, et en même temps une création de sens caractéristique de ce sujet.
Les périodes de Proust, à ce titre, sont à la fois indispensables à l’œuvre et à l’origine de l’œuvre. Elles dépassent les signes linguistiques dans une " signifiance ", pour reprendre le mot de Meschonnic qui, loin de les entourer de l’enveloppe de mystère à laquelle on pourrait s’attendre, facilite au contraire la compréhension intime de l’œuvre mais, plus encore, de la pensée littéraire profonde qui en est la source. Rythme et discours, ajoute d’ailleurs Meschonnic, sont inséparables.
Une sorte de parallèle pourrait alors s’établir entre le style et le rythme ; certes, ce sont là deux notions distinctes ; et le style, dira-t-on, contient aussi, dans ses manifestations, des phénomènes d’allitérations, de rimes, en poésie. Mais, à cette différence près, rythme et style témoignent d’une même recherche de soi-même et des autres. Car le rythme est une interpellation profonde, inexprimable, qui touche aux structures les plus profondes de l’être, à ces vibrations essentielles qui traduisent la perception profonde de la vie, qui coule comme le rythme d’un poème sur nos lèvres. " rhuthmos " vient d’ailleurs du radical de " rhein " qui veut dire couler.
Il se crée alors une communication étrange, hors du temps, hors des façons d’écrire, indépendante des considérations de genres littéraires. Lire Chateaubriand, bien sûr, ou Proust, c’est goûter la quintessence de la langue française et de la forme au sens le plus courant, et qui est souvent identifiée au style. Mais c’est aussi sentir une présence étrange, presque inhumaine, tant on a l’impression qu’elle défie les artifices du savoir littéraire, mais ô combien essentielle. Les auteurs sans style, et surtout sans rythme, n’existent pas. Ou alors ils ne sont pas des écrivains dignes de ce nom.
Soleil cou coupé ". Le vers d’Apollinaire n’a rien de très rassurant ; mais il témoigne d’une correspondance étroite entre le signifiant, le signifié et le rythme. Somme toute, il est l’image de l’écriture littéraire, qui semble un soleil rayonnant sur le monde, ou qui tout au moins ambitionne de devenir l’indispensable lumière maternelle dans laquelle nous pourrions vivre. Le style, c’est l’éclat de cette lumière. Mais, hélas les soleils peuvent être tout le contraire d’eux-mêmes, des " soleils noirs de la mélancolie ", pour reprendre le vers de Nerval. L’auteur est un soleil " cou coupé " pour le langage, aussi paradoxal que cela puisse paraître.
Mais, ô mon cœur, entends le chant des matelots… ", disait Mallarmé ; le chant de l’homme, le chant qui a retrouvé son charme (chant et charme ont même étymologie), qui lui permet de dépasser les contingences linguistiques, dans un élan de communion pour atteindre à l’absolue communion, c’est le style, non celui qui se présente à nous dans sa dureté essentielle, mais la vibration intérieure, inséparable du rythme, qu’il contient et dépasse.

 


Dernière modification le 14/09/2006
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