Dissertation : théâtre
Accueil Remonter

 

Dans quelle mesure, selon vous, peut-on apprécier une pièce de théâtre que l'on n'a pas vu représenter ?

Le théâtre se distingue des autres genres littéraires par son double mode d'existence : il est à la fois texte et spectacle. Peut-il se passer, malgré tout, d'une représentation devant un public réel ? Peut-on se contenter de lire une pièce de théâtre sans rien perdre de ce qui fait son originalité et sa spécificité ? Comme nous le verrons, ce n'est pas souhaitable, même si certaines œuvres peuvent s'accommoder d'une consommation solitaire, chez soi. 

1) Le théâtre est un art du spectacle qui demande comédiens et public

a) Origine du théâtre. Théâtre, art populaire s'adressant à un public peu lettré. L'étymologie grecque du mot (V. 1200, t. d'antiq.; lat. theatrum ; grec theatron : " contempler ") 

b) Dans l'antiquité, à Athènes, au Ve siècle avant J. C., le théâtre était bien autre chose qu'un divertissement culturel. Son origine religieuse le plaçait sous les auspices du dieu Dionysos, mais surtout il avait une fonction éminemment civique. Pour Aristote, par le biais de la " catharsis ", il contribuait à rendre les hommes meilleurs en provoquant en eux la " terreur " et la " pitié " devant les malheurs qui frappaient des personnages auxquels la plupart pouvait s'identifier. Quant à la comédie, elle a toujours prétendu corriger les mœurs par le rire. Au Moyen Age, les représentations des mystères chrétiens sur les parvis des cathédrales étaient les auxiliaires de l'église.

c) Le théâtre n'est pleinement conforme à sa vocation que lorsqu'il devient spectacle. Le texte théâtral a pu être comparé à la partition qu'utilisent les musiciens d'un orchestre. La partition n'est pas la symphonie : elle n'en est que le support abstrait et demande à être complétée par la direction du chef d'orchestre.

d) Le théâtre est en réalité un spectacle total, composé d'éléments visuels et auditifs (expressions, gestes, costumes, décor, éclairage, intoations, bruitage, musique).

2) Mais le théâtre est aussi un texte et peut être appréhendé comme tel

a) Les pièces à lire : Musset (Un spectacle dans un fauteuil : La Coupe et les lèvres, A quoi rêvent les jeunes filles)

b) Le théâtre " injouable " : Victor Hugo (Cromwell : plus de 60 personnages, sans compter les foules, 74 scènes, 6 000 vers).

c) Le théâtre de Racine n'est pas très théâtral. C'est le point de vue du scénographe Gilles Aillaud qui a participé à la mise en scène de Bérénice par Klaus Michael Grüber (Comédie Française,1984). Pour cet artiste, la pièce de Racine est plus un poème élégiaque qu'une véritable œuvre théâtrale. Le mettre en scène est presque aussi absurde qu'une transposition scénique d'un poème de Baudelaire.

d) Les avantages de la lecture, applicables aussi au théâtre, sont connus : liberté de circuler dans l'œuvre, liberté de s'attarder sur le sens d'un mot, d'une réplique, d'une tirade, liberté de " muser ", liberté d'imaginer les éléments d'une représentation, liberté de refuser toute mise en image, toute actualisation du texte...

3) Cependant, sous peine de se trouver dénaturé, le théâtre doit être joué

a) Le cérémonial du théâtre. 

On " va au théâtre ", ou on y allait, à une époque où les loisirs n'avaient pas le caractère d'extrême facilité qu'ils ont aujourd'hui, pour se montrer ou pour voir les autres. Musset le montre bien dans le poème " Une soirée perdue " (1840) et n'est-ce pas au Théâtre-Italien que s'est faite la première rencontre muette avec George Sand. C'est encore dans un théâtre qu'a eu lien la " bataille " d'Hernani (Victor Hugo), en février 1830, que l'on considère comme " l'acte de naissance " du romantisme.

Cette atmosphère particulière, propre au théâtre, le cinéaste François Truffaut l'a recréée dans ce superbe film qui se déroule sous l'Occupation, Le Dernier métro. Théophile Gautier l'a lui aussi évoquée d'une autre manière et à une autre époque avec Le Capitaine Fracasse (1863) ou encore Edmond Rostand avec Cyrano de Bergerac dont le premier acte est censé se dérouler à l'Hôtel de Bourgogne, en 1640.

b) Le metteur en scène a un rôle capital. Il est l'interprète de l'œuvre, son recréateur.

Voici, par exemple, comment Brigitte Jaques-Wajeman parle de sa conception de Ruy Blas de Victor Hugo qu'elle a mis en scène pour la Comédie Française en 2002 : " La pièce m'est apparue comme un immense rêve. Un conte, un cauchemar. Où affleure l'inconscient. Des portes dérobées, des cabinets secrets inassignables, peut surgir à tout moment " la chose ", ange ou démon, qui arrive d'un autre univers informe, effrayant. Ombre et lumière s'échangent constamment, l'espace n'est pas sûr, non plus que les personnes, qui ne savent pas même qui elles sont. Aussi avais-je envie d'un décor aux murs mouvants, presque organiques - des images de gens attrapés par des chauves-souris, pris dans des filets - un monde à la Goya : une " glu hideuse ", comme dit Hugo, où les gens sont saisis dans un tissu, où ils ignorent de quoi sont faits leurs songes et leurs désirs [...] Ruy Blas est d'ailleurs une grande pièce sur l'angoisse ; ce en quoi elle est romantique avec le pathétique qui s'y attache. Les sujets sont pris dans un destin qui les guide exactement où ils désirent aller. Quelque chose s'accomplit qui les révèle et qui les tue. " Cette très longue citation montre bien que le metteur en scène joue le rôle d'un " filtre " qui impose sa conception de la pièce de la même manière qu'un chef d'orchestre nous présentera " son " Sacre du Printemps ou un pianiste ses Nocturnes.

c) Le public averti va voir Carole Bouquet dans le rôle de Phèdre comme le petit Marcel Proust allait voir la Berma (Sarah Bernhardt) dans le même rôle. Il peut aussi aller voir comment Roger Planchon a mis en scène Tartuffe ou Daniel Mesguish Hamlet. Certains auteurs pensent leurs pièces en fonction d'acteurs précis (Marivaux, l'actrice Sylvia ; Racine, la Champmeslé ou la Duparc ; Molière, Armande Béjart) ou même en fonction du lieu où la représentation aura lieu (la Cartoucherie de Vincennes pour la compagnie du Théâtre du soleil).

d) Les formes modernes du théâtre ont minimisé le texte au point de le rendre accessoire. Il a pris les formes du " happening " ou de l'agit-prop. Dans les années 70, des troupes sont devenus célèbres en contestant le théâtre " bourgeois ", prisonnier d'une salle et d'un public passif. Le Living Theater est la plus connue. Il fut suivi par d'autres. 
Au XVIIe siècle déjà, la Comedia dell'arte se fiait plus à l'imagination qu'à la mémoire et au mouvement plus qu'au langage. Les comédiens improvisaient à partir d'un canevas et de personnages-types : Pantalon, Matamore, Arlequin, Colombine, etc..

e) Il y a une grande différence entre les conditions de représentation " en direct " devant un public et les adaptions pour le cinéma et la télévision : le cinéaste Zeffirelli pour son Hamlet a eu recours le plus possible à des scènes d'extérieur, il a jugé bon de représenter des épisodes secondaires qui initialement dans la pièce de Shakespeare n'étaient que de brefs récits (la lettre de Hamlet à Horatio). L'adaptation de J.-C. Verhaeghe, pour la T.V., de Bérénice privilégie les gros plans, adapte les monologues avec une voix " off ". Le cinéma impose donc son langage au théâtre et il faut se garder de confondre pièce de théâtre adaptée au cinéma, théâtre filmé et représentation théâtrale.

Pour conclure, disons qu'il est difficile d'imaginer le théâtre sans acteurs. Cet art élitiste, un peu sur le déclin aujourd'hui par rapport aux loisirs de masse, repose sur la diction des textes et le jeu des comédiens. Quant à la mise en scène, elle se révèle, selon le mot d'Antonin Artaud, comme " la partie véritablement et spécifiquement théâtrale du théâtre ".

 


Dernière modification le 14/09/2006
interlettres@ac-guyane.fr