Rapport sur l'école et les réseaux
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L’École et les réseaux numériques en Lettres

Annexe au rapport de l’inspection générale de l'éducation nationale
« L’École et les réseaux numériques » Juillet 2002
Inspection générale de l'éducation nationale Groupe « Lettres »

Réseaux et enseignement des Lettres
Pour l’enseignement des Lettres, les nouvelles technologies et l’usage des réseaux sont d’un enjeu fondamental non seulement parce qu’ils contribuent au renouvellement de la discipline et au développement de nouvelles pédagogies, mais parce qu’ils remettent le Français au centre d’un processus d’apprentissage plus général qui implique l’acquisition de compétences nouvelles par les élèves – ou tout du moins approfondies et renouvelées – liées au monde dans lequel ils évoluent. Comme le stipulent les programmes de Lycée, l’enseignement du Français doit mettre l’accent sur la maîtrise
de la langue et des langages et, à ce titre, à la fois il contribue à la formation de l’esprit et joue un rôle clé dans la constitution et l’appropriation d’une culture. Ces indications prennent tout leur sens à une époque où la prolifération de l’information et sa diffusion médiatique rendent de plus en plus nécessaire une réflexion sur le statut des textes et des
documents, sur la validité des messages et sur les conditions de production du sens. La littérature ne peut pas constituer un monde à part détaché de la société où on l’enseigne ; elle est « le creuset où se forgent le langage, les images, ainsi que le jugement de chacun ». « Les enjeux fondamentaux sont bien la question du sens des textes, des œuvres et des discours, la capacité de comprendre, et, au-delà, celle de réinvestir les acquis de l’école tout au long d’une vie ». Cette volonté va bien au-delà de la simple question de la lecture des textes littéraires. Elle concerne l’ensemble d’un enseignement
qui cherche à redéfinir clairement ses missions, à mettre en cohérence des savoirs et des compétences souvent opposés dans la pensée commune : littérature et techniques, connaissances académiques et savoirs fondés sur l’actualité, etc.
Contrairement à ce que l’on pense parfois, les enseignants de Français, pour une grande part, ont très tôt intégré l’outil informatique dans leurs pratiques, d’abord avec l’usage du traitement de texte, puis pour la recherche bibliographique avec l’utilisation des ressources multimédia (cédéroms, Internet, sites sur la toile…). Passé le cap des
difficultés de mise en place matérielle, l’ordinateur se présente comme un outil facilitant considérablement la tâche de grands producteurs et usagers de l’écrit que sont les professeurs de Lettres : clarté et lisibilité, structuration de la pensée, meilleures organisation et formalisation du cours, reproductibilité et perfectibilité des documents, possibilités d’illustrations, d’annotations, de citations, etc. Les facilités et la souplesse offertes par l’informatique, la démultiplication des possibilités d’écriture et de mise en forme apportent plus qu’un confort à l’enseignant : c’est un plaisir réel, qui se transmet aux élèves,
se transformant inévitablement, malgré la dépense de temps et d’énergie investis au départ, en amélioration de l’efficacité sur le plan didactique, voire chez certains d’entre eux en enthousiasme pédagogique. Il est vrai toutefois qu’au niveau des
représentations, les nouvelles technologies ont mis un certain temps à conquérir leurs lettres de noblesse parmi les littéraires, parce qu’ils craignaient de voir leur discipline instrumentalisée...
Cependant l’usage plus récent des réseaux apporte beaucoup plus qu’un outil de travail amélioré. Non seulement il engendre, au-delà du perfectionnement de pédagogies anciennes, le développement de nouvelles pédagogies, mais il modifie l’objet même de l’enseignement (les textes, leur forme et leur contenu), et par conséquent les comportements
des individus par rapport à cet objet (lecture et écriture), les démarches et les compétences qu’il implique, enfin les relations entre les utilisateurs (en particulier entre le maître et l’élève).

1. Une modification de l’objet d’enseignement
Le changement de support n’est pas un simple changement d’outil. Il modifie l’objet de l’enseignement, dans sa forme d’abord, mais aussi dans ses contenus. Libéré des contraintes traditionnelles de la page (et du livre), le texte en particulier ne se présente plus comme un objet de lecture linéaire mais comme le noeud d’un réseau (autres textes, images, références culturelles, etc.) et comme un univers lui-même traversé d’itinéraires intérieurs que l’outil informatique permet de repérer et de mettre en évidence (par le biais de l’indexation ou de toutes les formes d’analyse que permet l’outil). Il peut être à tout moment retravaillé, décortiqué ou au contraire étoffé, élargi, mis en perspective ; l’exploitation qu’on peut en faire sur le plan pédagogique est infinie. Ces possibilités sont dues à la nature du support dont le caractère essentiel est
qu’il fait apparaître, émerger sur un écran, des objets qui ne sont ni linéaires ni figés, mais « multilinéaires », c’est- à-dire à plusieurs dimensions et en perpétuel mouvement.
La lecture est une sorte d’avènement continu, engendré par une série d’opérations et de gestes qui engagent le lecteur. C’est pourquoi l’élève face à un écran est mis d’emblée en position d’activité et d’autonomie et, quel que soit le degré de préparation du cours par le professeur, il a le sentiment d’intervenir lui-même dans le déroulement des apprentissages. Dans une classe de Grec (EAD) on a pu constater que les élèves, par le biais de l’écran, entraient mieux dans le labyrinthe des références culturelles et accueillaient plus facilement l’information. En effet, même si le professeur a préparé à l’avance leur cheminement entre les mots, les images et les notions, les élèves ont le sentiment de les découvrir par eux-mêmes du seul fait de l’activation de l’outil qui leur laisse une part d’initiative (il arrive du reste qu’ils fassent eux-mêmes des recherches sur Internet). Ils jouent donc mieux le jeu parce qu’ils ne reçoivent rien passivement et qu’il y a entre eux et le professeur un véritable échange. On a l’impression que la mémoire s’exerce d’une manière nouvelle : c’est autant la mémoire du geste (l’établissement du lien passe par la main) que la mémoire visuelle (« nous avons déjà « vu » cela la dernière fois ») qui profite abondamment du jeu des couleurs.
Les enseignants observés dans le cadre de notre enquête jouent tous de ces possibilités offertes par l’écran d’ordinateur : la visibilité et la multidimensionalité du texte.
Dans la même classe de Grec, il est clair que le travail de traduction passe d’abord par un travail d’observation du texte, plus que par une connaissance théorique des mots ou de la grammaire. Le sens est une découverte qui consiste dans la mise en relation d’éléments qui ne se présentent pas selon une disposition linéaire mais sont le fruit d’une recherche à plusieurs dimensions, à plusieurs niveaux. Les mots apparaissent en couleurs, ce qui permet de mettre en relief la construction, les fonctions grammaticales, l’accentuation, la formation des mots, etc. La possibilité pour les élèves d’ouvrir des fenêtres en cliquant sur certains mots ou sur des icônes leur permet d’aborder en un temps record aussi bien des notions de vocabulaire, de grammaire, d’étymologie, de civilisation, d’histoire, que la mise en relation avec d’autres textes, avec une iconographie (variée et organisée en fonction des objectifs visés), et de tirer ainsi parti de toute la dimension intertextuelle et interculturelle du cours de Grec. Cela rend bien sûr le cours plus attractif.
Dans le domaine de l’écriture, on peut prendre l’exemple d’une expérience d’écriture collective : le tournoi « Arachnoé » qui demande aux classes candidates de constituer, à partir d’un « texte origine » (ou « texte générateur »), une constellation de textes originaux reliés les uns aux autres par des liens hypertextuels dont l’architecture est inventée librement par les concurrents. Les productions écrites des élèves sont donc des variations diverses avec la possibilité de créer tout type et tout genre de textes, grâce à l’apport d’Internet. Sans en avoir réellement conscience sur le moment, les élèves mettent en œuvre une perception esthétique obtenue de manière empirique par le travail de l’écriture elle-même, grâce à un outil qui la libère des carcans scolaires traditionnels.
Le principe de l’hypertextualité en particulier, qui peut aussi intégrer l’image et le son, en brisant les contraintes traditionnelles de la page permet une grande liberté dans l’architecture générale du travail. Cette démarche que l’enseignant qualifie de « jubilatoire » est d’un enjeu fondamental pour la discipline. Selon les enseignants interrogés, cette jubilation est trop souvent absente du cours de français où il y a volontiers une austère et préjudiciable sacralisation du texte : « Ici on joue avec les mots, la langue, on s’autorise l’irrévérence à l’occasion, on cultive la parodie et les jeux
formels : le langage littéraire devient familier – et objet de plaisir ».

2. Une modification des activités et des démarches liées à cet objet
On voit comment cette nouvelle configuration de l’objet d’enseignement et les mécanismes qu’il met en jeu engendrent inévitablement de nouveaux types de démarches et d’activités. En ce qui concerne les Lettres, et particulièrement les activités de lecture et d’écriture, les processus en œuvre qui nous semblent les plus caractéristiques sont la synthèse, le décloisonnement et la progressivité.
- Le multimédia en effet a ceci de particulier qu’il ne privilégie pas un mode de communication mais qu’il est l’imbrication sur un même support de plusieurs modes de communication traditionnels (écrit, son, image…): en se superposant, parce qu’ils sont sur le même support, ils surmontent leurs contradictions, et s’enrichissent mutuellement.
La présence de l’image aux côtés de l’écrit, par exemple, n’opère pas en tant que simple juxtaposition d’élément hétérogènes, elle produit une synthèse qui agit sur le sens du texte mais aussi sur les modes de sa perception. Elle fait notamment ressurgir une dimension essentielle (originelle) de l’écriture, qu’elle partage avec l’image: celle de donner à voir le sens (à le «rendre visible», comme disait Paul Klee). Le texte ne « fonctionne » plus seulement selon un schéma linéaire et discursif (sur le modèle du discours oral), mais aussi de manière analogique et selon des procédés divers (métaphoriques, interactifs, etc.) dont il est le lieu de synthèse.
- Parallèlement, cette synthèse se répercute au niveau des domaines du savoir. On voit bien que le décloisonnement des disciplines est contemporain de l’utilisation des nouvelles technologies dans l’enseignement, et l’on pourrait même faire l’hypothèse que les pédagogies nouvelles que sont les « travaux croisés » et les « travaux personnels encadrés » découlent en grande partie de cette possibilité de croisement et de synthèse engendrée par les nouveaux supports. Alors que la civilisation du livre avait entraîné – en même temps qu’une démocratisation et qu’une uniformisation – un morcellement des savoirs et une explosion des disciplines, les nouvelles technologies permettent à la fois une synthèse et une diversification des enseignements. L’hypertextualité et le fonctionnement en réseaux réorganisent les éléments du savoir sous la forme de galaxies où des liens se tissent et se défont en permanence sans porter atteinte à une cohérence
globale qui est celle de l’esprit.
- En même temps que les modifications liées à l’évolution du texte dans un espace non linéaire, il faut souligner le caractère de progressivité des productions dans le temps. Que ce soit pour les élèves ou pour le professeur, toute activité de lecture et d’écriture fait évoluer le texte de l’intérieur (enrichissement, corrections, intégration d’images, etc.) et de l’extérieur (liens avec d’autres textes, dialogues, interactivité, ouvertures etc.). Selon un enseignant, « les environnements numériques, dès lors qu’on les utilise à des fins de production, permettent aux élèves – notamment à ceux qui en
doutaient – de mesurer de façon assez immédiate combien ils savent faire de choses, de belles choses dans un cadre scolaire. Ils mesurent également combien il est aisé d’améliorer leur produit sans que cette tâche ne devienne rebutante : les retouches, mêmes importantes, ne remettent pas en cause le travail déjà abouti. Or ce « re-travail » est très difficile à obtenir dans des conditions traditionnelles d’enseignement, ou, si on l’obtient, il est souvent peu profitable, notamment aux élèves qui en auraient le plus besoin, car il leur paraît fastidieux en même temps qu’il les remet face à leurs erreurs,
souvent interprétées comme échecs personnels. L’outil permet donc de rendre sensible la perfectibilité sans laquelle il n’y a pas de formation efficace, et de lutter contre un fatalisme souvent puissant chez les adolescents. ».
Pour les professeurs, la possibilité d’enrichir de l’intérieur les contenus et les formes de son enseignement, d’y intégrer des apports extérieurs et de l’ouvrir aux échanges relève du même principe de progression non linéaire permise par le travail en réseau. En Français, le travail en « séquences » est largement facilité (s’il n’en découle pas) par les trois processus que nous venons d’évoquer (synthèse, décloisonnement et progressivité).


3. Une redéfinition des compétences à acquérir
La diversification des langages et la prolifération des informations et des ressources issues de l’entrée d’Internet et du multimédia dans l’univers de l’Ecole confèrent, en principe, au professeur de Lettres une responsabilité essentielle : recentrer les apprentissages, leur redonner du sens en construisant des repères pour la pensée et des valeurs, en procurant aux élèves des outils de lecture et des méthodes... Il ne fait pas de doute que les besoins qui émergent aujourd’hui de la société de l’information mettent sur le devant de la scène plus que jamais ces compétences développées par les « littéraires » : maîtrise des langages, à l’écrit et à l’oral, des outils de communication, capacité à trier, analyser, résumer, synthétiser, classer, archiver, hiérarchiser les informations, faculté d’invention et créativité, adaptabilité…, toutes qualités à la mesure d’une société en rapide et constante mutation. L’accès aux documents (moyens et méthodes), la réflexion sur le statut et la nature des textes, la prise en compte de la forme et du support pour la construction du sens, sont depuis longtemps du ressort de l’enseignement des Lettres, mais une pratique parfois sclérosée de la discipline liée à
une conception étroite de l’étude des textes avait pu faire perdre au Français cette dimension formatrice fondamentale. L’étude de la langue et de la littérature offrent en elles-mêmes un champ vaste et ouvert sur le monde. Leur enseignement ne doit pas être vécu comme un carcan (comme ce peut être parfois le cas du fait d’une austère sacralisation du texte et de la grammaire) mais comme un mode d’accès à toutes sortes de langages, iconiques ou verbaux, logiques et structurels, auxquels les élèves d’aujourd’hui sont confrontés et dont ils doivent avoir la maîtrise. (Le site et la page web, par exemple, ne sont- ils pas de nouveaux « genres » en émergence qui concernent au premier chef le professeur de Lettres?).


4. Une modification des relations entre personnes
Échanges, mutualisation, collaborations, solidarités, sont des notions que l’on retrouve à tous les niveaux d’observation des pratiques liées au travail en réseau. Ils ne sont pas le propre de l’enseignement de Français ; c’est pourquoi il n’est pas utile ici de s’y attarder. Il est simplement important de souligner le changement de statut du sujet ou de l’auteur de l’écrit dans le cas d’écritures collectives – qui constitue un phénomène susceptible de modifier considérablement le rapport que nous avons à la littérature.
Quand les élèves d’une classe deviennent les co-auteurs d’une production collective, ils s’entraident, forment des équipes, et, si l’on en croit leurs professeurs, se montrent plus solidaires. Dans une classe de Première ES que la mission a visitée, les rivalités fréquentes entre des élèves de niveaux hétérogènes tendent à s’effacer : « ils reconstituent des blocs (entre élèves de niveaux différents), se mettent au service les uns des autres, échangent leurs astuces… L’ambiance de la classe s’en trouve totalement modifiée ».
L’autre aspect important à mettre en relief est le changement dans la relation entre le maître et l’élève. L’ordinateur en classe, et a fortiori le travail en réseau (échanges avec l’extérieur, écritures collectives, feuilletons interactifs, etc.) permet de créer un travail coopératif de qualité : la relation entre l’enseignant et ses élèves s’en trouve renouvelée : si à certains moments (mise en place du dispositif, conduite de la réflexion collective, formation éventuelle à l’utilisation de l’ordinateur, du réseau, de l’application en cause,…) il est encore en position « frontale » de chef d’orchestre selon un mode traditionnel, il se retrouve souvent en position d’épaulement à côté de l’élève pour l’aider à résoudre le problème rencontré : il y a donc, comme dans certains moments privilégiés de l’aide individualisée, « conversion du regard de l’élève sur l’enseignant ». Il circule dans la classe entre les rangs, suit de près de manière individuelle chaque groupe, partage les enthousiasmes, participe à l’émulation (dans le cas du tournoi Arachnoé). Là encore, la relation à l’écran, le fait qu’élèves et professeurs se retrouvent du même côté du miroir, induit certainement des effets que l’on est loin d’avoir
complètement analysés. Elle casse en particulier la relation frontale qui prévalait précisément à l’époque où le support de l’enseignement était le livre. La linéarité du livre, on l’a vu, reproduisait l’univocité du discours. Le modèle de transmission du savoir était purement discursif.

De même, entre les enseignants, la coopération est un corollaire de l’utilisation de l’outil : dans un lycée visité, tous les professeurs de Lettres qui ont recours à l’informatique travaillent en équipe, se dépannent et s’informent mutuellement,
échangent des données, se font part de leurs expériences et projets pédagogiques. Le vecteur majeur de l’efficacité de cette coopération est la présence dans l’établissement, face à la configuration locale de l’environnement numérique et aux problèmes forcément pour partie spécifiques qu’elle peut poser, de personnes ressource qui vont permettre aux utilisateurs moins compétents de travailler en sachant qu’ils auront quelqu’un à qui s’en remettre pour régler leurs problèmes techniques.
Les enseignants n’ont pas le sentiment de s’éloigner de leur mission traditionnelle en poursuivant ce genre d’expériences : pour eux, elles s’insèrent dans le renouveau pédagogique actuel, elles conduisent simplement à une conception plus globale et élargie des missions de l’enseignement (ouverture des champs littéraires aux dimensions culturelles et artistiques, maîtrise des outils de langage, inter- et co-disciplinarité, acquisition de valeurs esthétiques et morales, etc.). Les acquis (connaissances et compétences) des heures consacrées au tournoi Arachnoé sont aisément réinvestis dans le cours « ordinaire ». Les élèves sont, de l’avis unanime des enseignants, bien plus attentifs, à l’écoute du professeur. Ils n’hésitent pas à mêler apprentissages et intérêts personnels.
Enfin, l’implication des enseignants, au-delà d’une exploitation maximale de l’outil pour valoriser et redonner sens à leur discipline, se double d’une réflexion élargie et approfondie sur leur pratique qui va tout à fait dans le sens des évolution actuelles : le travail en réseau et les multiples possibilités induites, tant en matière de ressources accessibles que de renouvellement des méthodes de travail en classe, n’y sont sans doute pas étrangers.

 


Dernière modification le 14/09/2006
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